Nov 11, 2019 | Ecole - Education - Inclusion
La question de
la notation interpelle les parents mais aussi les enseignants depuis ses
débuts. On relèvera l’expérience du professeur Laugier en 1930. Il a recherché
dans les archives de l’époque 166 copies d’agrégation d’histoire et les a
faites recorriger par deux collègues qui avaient une longue expérience, connus
pour être capables de corriger méticuleusement. Ceux-ci ont travaillé
séparément, sans connaître leurs appréciations respectives. Les résultats
furent édifiants : la moyenne de l’ensemble des notes du premier
correcteur dépassait de deux points celle du second. Les écarts de notes pour
les mêmes copies pouvaient aller jusqu’à 9 points. Le premier a donné 5 à 21
copies qui ont été cotées entre 2 et 14 par le second. Le candidat classé avant
dernier par l’un était second chez l’autre. Enfin, la moitié des candidats
reçus par le premier étaient refusés par le second.
Laugier et Weinberg ont montré, ensuite, que la double
correction est illusoire. Pour obtenir une « note exacte »
(c’est-à-dire une moyenne telle que l’adjonction d’un autre correcteur ne
modifierait pas sensiblement la moyenne) il faudrait 127 correcteurs en
philosophie, 78 en composition française, 28 en anglais, 19 en version latine,
16 en physique et 13 en mathématiques. Autant dire qu’aucun professeur n’est
capable, dans quelque discipline que ce soit, d’obtenir une « note
exacte ».
Pour aller plus loin, Laugier et Weinberg en France, ont
demandé à un professeur de physiologie de recorriger 37 copies – dactylographiées
et anonymisées – qu’il avait corrigées trois ans et demi auparavant. Dans 7
seulement copies sur 37, il remit la même note au même devoir. Dans tous les
autres cas, il y eut des divergences comprises entre 1 et 10 points. Avec cette
nouvelle correction, la moitié des élèves admis à l’époque aurait été refusées
3,5 ans plus tard, tandis que la moitié des refusés auraient été admis.
Ces expériences
ont été reproduites de nombreuses fois, avec à chaque fois des résultats aussi
surprenants qui montrent que les élèves « faibles » peuvent être
piégés par des notes catastrophiques et que celles-ci débouchent sur une
dynamique de dévalorisation qui peut, à terme, devenir irréversible.
A ce titre,
l’étude de Jean-Jacques Bonniol et de ses collègues[1],
menée en 1972 est éclairante. Ils distribuèrent à deux groupes de correcteurs
les copies écrites identiques, rédigées par un groupe d’élèves de 6e.
Le premier groupe se vit indiquer que ces copies provenaient d’élèves
de « niveau élevé », tandis que le second groupe apprit que les
élèves étaient d’un « niveau faible ». Le résultat fut sans
appel : les copies des « élèves forts » étaient systématiquement
surcotées par rapport aux copies des « élèves faibles ». La note
moyenne des élèves supposés « forts » fut de 11,16 sur 20, tandis que
celle des élèves supposés « faibles » ne fut que de 9,65. Le
seuil critique étant à 10, les chercheurs en ont conclu que, dans l’esprit des
correcteurs, les « bons » élèves ne peuvent que bien faire et
les « mauvais » ne peuvent que mal faire. Une fois encore
l’effet Pygmalion[2]
était démontré.
[1] Bonniol, J-J., Caverni, J-P., Noizet, G.
(1972). Le statut scolaire des élèves comme déterminant de l’évaluation des
devoirs qu’ils produisent. Cahiers de psychologie, N°15, pp.83-92
[2] Sur l’effet Pygmalion, se référer au chapitre « Connaissance des
notes antérieures des élèves » de ce dossier.
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Fabrizio Butera[1]
constate que, si la note peut être utilisée de manière formative, c’est loin
d’être le cas aujourd’hui, car elle est essentiellement normative, « basée sur la comparaison des élèves, qui se manifeste sous forme d’un
jugement et permet de mettre en évidence la performance relative des élèves et
des étudiants. »
Il estime que ce type de notation est ancrée
dans les écoles élitistes car elle convient bien aux professeurs et au système en raison de quatre
présupposés, les « quatre M » que constituent « la Mesure, le Marché, le
Mérite et la Motivation. »
Premier présupposé : la
« Mesure ». La note permettrait de mesurer simplement et clairement
les apprentissages. Il s’agit bien d’un présupposé car c’est une illusion. La
réalité, continue Fabrizio Butera, c’est que « les notes mesurent la
performance et non l’apprentissage ». La note rend
compte du résultat à une épreuve donnée et non pas de l’évolution des résultats
entre les deux épreuves.
Second présupposé ou illusion professorale : le marché ! La
société est compétitive, nous devons préparer nos élèves à pouvoir affronter
(et gagner) ce système de punitions et de récompenses qu’ils rencontreront au
cours de leur carrière professionnelle. Fabrizio Butera rappelle opportunément
que « l’incitation à la compétition amène à apprendre moins que ce que l’on
pourrait et à développer des comportements antisociaux », comme la triche
ou la rétention d’information (pour pénaliser ses camarades). La compétition à
l’école conduit à la malhonnêteté intellectuelle. Dans un système où c’est
« marche où crève », on ne collabore qu’avec le système. Pas avec ses
pairs qui sont des concurrents pour les rares places éligibles.
Un petit mot sur la « triche ». Elle s’apprend très tôt, dès
le tout début de la première année d’école primaire. Elle est la résultante des
pratiques professorales et de la pression qu’elles mettent sur les enfants et
sur les familles qui la répercutent. La triche est en fait un « moyen
adaptatif de survivre à la pression de devoir réussir en surpassant les autres ».
L’élève n’étudie plus pour
apprendre, mais pour avoir des points… et des points supérieurs à une majorité
des autres élèves. Une affirmation que semblent confirmer les professeurs,
même dans le supérieur : « La notation en classe préparatoire relève du
‘tri’ et non de ‘l’évaluation’, d’ailleurs les élèves ne viennent plus quand la
dernière note est tombée » regrette Nicolas Truong[2].
Troisième idée préconçue : le Mérite. Selon les professeurs, la note ferait
avancer les élèves en fonction de leurs résultats et non en fonction d’autres
considérations comme l’origine sociale. En d’autres termes, comme professeur,
je suis juste et je ne pratique pas de sélection sur base de l’origine, de ma
sympathie, du comportement de mes élèves ou des ‘dys’-parités de mes
élèves ? Le problème, c’est que les notes réintroduisent surtout des
inégalités. En effet, et cela a largement été démontré, les savoirs et
savoir-faire dépendent prioritairement du milieu d’origine de l’élève. « Les
groupes sociaux défavorisés sont entravés par des facteurs tangibles, comme
l’accès aux ressources, et des facteurs symboliques, comme les stéréotypes dont
ils sont affublés ».
Quatrième et dernière (dés)illusion, le présupposé de la Motivation. Au
mieux, la note enthousiasmerait les élèves, ou au pire, les motiverait. Jolie
justification de ce pouvoir que s’arrogent les professeurs, celui de la
« carotte et du bâton ». Cela motive peut-être les élèves, répond
l’auteur, mais à quoi ? La note augmente en effet « le but de
performance-évitement » qui est le désir de ne pas réussir moins bien que
les autres, mais au détriment du « but de performance-approche » qui est, lui, ledésir de
réussir mieux que les autres. Une motivation aussi peu ambitieuse n’est
certainement pas un vecteur d’émulation entre les élèves.
Enfin, au bout
de cette énumération de présupposés, Fabrizio Butera conclut par ce qui a été
démontré depuis des décennies : tout ceci produit surtout un cinquième M :
la Menace.
En effet, la note « menace le sentiment de compétence de soi » prioritairement pour les élèves ayant
une histoire d’échec scolaire ou de mauvais résultats. « Même les bons
élèves sont menacés et baissent dans leurs résultats dès lors qu’ils sont
confrontés à un échec. ». La
preuve en est que les bonnes notes sont relativement rares. Elles ont pour but
de ne former que les élèves supposés les « meilleurs », donc de
sélectionner.
La note est une menace pour les élèves, qu’ils soient injustement étiquetés comme « bons » ou « médiocres ». Cette note, celle de ce professeur qu’ils ne sentent pas et qui, les prenant de très haut, les juge incapables ou fainéants, a des conséquences considérables pour leur avenir. « Tant que les notes seront utilisées, dans la grande majorité des cas, pour rendre visibles les différences entre élèves, les comparer et in fine faciliter le processus de sélection, elles ne produiront que de la menace et des réactions de ‘survie’ scolaire ».
Outre que
c’est un système simple et non fatiguant à mettre en place, les professeurs
tiennent à la note car elle a trois fonctions qui les arrangent plutôt bien, et
que nous avons déjà effleurées ci-avant :
- Il leur permet de
récompenser ou de punir les élèves pour leur travail et leur comportement
scolaire (voir les notes de « conduite ») ;
- Il leur permet
d’établir une comparaison entre les élèves, imaginant – à tort, mais les doxas ont la vie dure dans les salles de profs –
susciter l’émulation ;
- Il renseigne les
parents et la hiérarchie scolaire et les collègues sur les « mérites »
ou les « démérites » de chaque élève et permet ainsi les
sanctions (prix, félicitations, blâmes, passage dans la classe supérieure =
félicitations, redoublement ou orientations = punitions)
L’élève qui
veut réussir devra obligatoirement adopter une attitude qui réponde aux
attentes du maître, ce qui est bien pratique pour assurer l’ordre de la classe.
[1] Fabrizio Butera, La menace des notes, in
Fabrizio Butera, Céline Buchs, Céline Darnon (dir.), L’évaluation une menace ?
PUF, Paris, 2011.
[2] Nicolas Truong, Mathématiques et français : la
théorie de la relativité, in Le Monde de l’éducation n°344, dossier « Que
valent les notes ? », Février 2006.
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Nombreux sont les parents qui se comportent comme des consommateurs attendant une note comme on attend une rémunération « Tout travail mérite salaire… ». C’est ce qu’ils ont appris quand ils étaient sur les bancs de l’école et visiblement celle-ci ne leur a pas appris à remettre les dogmes en question. L’Ecole n’apprend pas la pensée critique !
Les parents
tiennent aux notes parce qu’il s’agit d’une course. Les premiers arrivés seront
les mieux servis, ils auront les meilleurs diplômes. Ils ont été formés ainsi.
Leurs propres parents leur ont mis la pression durant toute leur scolarité et
cette dernière n’a tourné qu’autour de la note. Ensuite, ce ne sont pas des
professionnels de l’éducation et ils n’imaginent pas qu’il est possible
d’évaluer autrement (la plupart des professeurs non plus, d’ailleurs). Et,
quand par hasard, ils sont confrontés à un système qui ne donne pas de notes,
ils perdent pieds « Comment vais-je savoir si mon enfant connaît ses matières ?
». La note est tellement facile à comprendre : on a réussi plus ou moins
brillamment ou on est en échec. Du moins, le croient-ils.
La faute en
revient aux établissements scolaires et aux professeurs pour qui la note est un
système d’évaluation facile et rapide. Il ne leur est pas nécessaire de se
lancer dans des explications et encore moins de réfléchir à des solutions pour
aider leurs élèves en difficultés. En mettant une note, ils « sanctionnent » un
être humain en le mettant en concurrence avec ses pairs. En somme, ils le
responsabilisent de leurs incompétences à transmettre les savoirs à tous les
élèves.
Une fois que
les parents sont confrontés à un système qui ne met plus leur enfant en
compétition avec les autres et qui ne produit plus d’échecs, la plupart y
adhèrent et le trouvent mieux que les points. En effet, ceux-ci sont souvent
incompréhensibles et sources de questionnements jamais apaisés car l’école
n’est jamais disponible pour se justifier. Les parents sont aussi très
critiques. Ils ne comprennent pas les évaluations qui sanctionnent trop
durement les élèves, ou les professeurs qui passent plus de temps à les évaluer
qu’à les former. »
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Il est vrai que certains professeurs cherchent à connaitre les notes reçues par leurs élèves les années précédentes. En général, ils invoquent l’importance d’anticiper l’échec ou la réussite de leurs élèves. Or, toutes les recherches ont démontré que cette information favorise des « biais de notation[1] », c’est-à-dire des erreurs systématiques d’évaluation du niveau de la copie en raison des attentes négatives ou positives créées par ces informations. Et rappelons-nous l’effet Pygmalion[2]. L’expérience a été faite dans les années 60 à l’école primaire d’Oak School dans la région de San Francisco, durant toute une année. Le psychologue Robert Rosenthal, qui cherchait comment on pouvait aider à progresser des élèves d’origines socioculturelles défavorisées et en difficulté d’apprentissage a eu l’idée de faire admettre aux professeurs que certains de leurs élèves, choisis au hasard, étaient surdoués.
Au début de
l’année scolaire, les chercheurs ont fait passer des tests d’intelligence à
tous les enfants. Ils ont fait croire aux instituteurs qu’il s’agissait d’un
tout nouveau test destiné à détecter les élèves susceptibles de progresser de
manière spectaculaire pendant l’année à venir. Ils ont alors sélectionné au
hasard 5 élèves par classe, et ils ont annoncé aux professeurs qu’il ne serait pas surprenant qu’ils fassent
des progrès inattendus pendant l’année.
A la fin de
l’expérience, Robert Rosenthal et son équipe ont constaté que les élèves
désignés comme « prometteurs » avaient en moyenne beaucoup plus
progressé pendant l’année que les autres. En plus d’avoir mieux réussi au test,
ces élèves « élus », qui avaient été choisi au hasard, ont été jugés
par leurs professeurs comme plus performants et plus agréables que les autres.
L’explication
donnée par Rosenthal pour expliquer ces résultats est celle de la « prophétie auto-réalisatrice ».
Si un professeur pense qu’un enfant est particulièrement doué, son attitude
envers lui changera. L’enfant se sentira plus en confiance, plus motivé,
travaillera plus et au final progressera mieux.
Dans le même
ordre d’idées, Seaver[3]
s’est intéressé aux résultats scolaires des cadets de familles. Il a constaté
que quand ceux-ci n’avaient pas eu le même professeur que leur aîné, les
résultats des cadets n’étaient pas affectés. Au contraire, quand ceux-ci avaient
eu le même professeur que leur aîné et que celui-ci avait été un « bon
élève », cela avait un effet de contagion sur les résultats du cadet.
De manière générale, les professeurs adhèrent à une constante du niveau des élèves. On est « bon » ou on ne l’est pas une fois pour toute[4] ! Dès lors, le cursus antérieur d’un élève est un élément central pour un professeur qui veut savoir à l’avance des difficultés ou des facilités de celui-ci, face à la matière qu’il donne. La trajectoire de l’élève sera ainsi définie dès le début de l’année scolaire et dédouanera la responsabilité pédagogique du professeur qui n’aura plus qu’à en rendre responsable l’élève lui-même et sa famille. Ce sont avant tout les connaissances initiales qui détermineront les résultats finaux de l’année scolaire : « Il avait déjà des lacunes avant d’être dans ma classe ». Le professeur ne s’interrogera pas sur la compétence ou non de son prédécesseur, ni sur l’origine des difficultés supposées de l’élève ainsi que des aménagements raisonnables et les pratiques pédagogiques adaptées à mettre en place pour combler ces difficultés scolaires.
[1] Pierre Merle. Les notes. Secrets de
fabrication. PUF 2007
[2] Rosenthal, Robert, and Lenore Jacobson. « TEACHERS’EXPECTANCIES:
DETERMINANTS OF PUPILS’IQ GAINS. » Psychological reports 19.1 (1968): 115-118.
Traduction française : Pygmalion à l’école, Paris, Casterman 1972
[3] Seaver W. B. Effects of naturally inclued teacher expectancies, Journal of Personaly and social Psychology, 28,
333-342 (1973)
[4] Noizet et Caverni,1978
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De manière
générale, l’image du redoublant est particulièrement négative auprès du corps
professoral. Avant même le début de l’année chacun s’enquière de savoir combien
il y a de redoublants dans chaque classe qu’il a en charge et les commentaires
désabusés du genre « encore une classe qu’il va falloir tirer » sont
fréquents en salle des profs.
L’idée que le
redoublement d’un élève incombe surtout à leurs prédécesseurs ne leur vient
jamais à l’esprit. L’image du redoublant est tellement négative dans l’esprit
des professeurs qu’à niveau de connaissances comparables mesurées dans des
épreuves standardisées corrigées par ces mêmes professeurs, les élèves plus
âgés « obtiennent un point de moins par années d’âge[1] ».
A niveau de connaissances comparables, les redoublants sont clairement
confrontés au délit de sale gueule !
Rappelons que le redoublement est un choix du système et donc des professeurs eux-mêmes. En Belgique, 47,1 % des élèves ont redoublé à 15 ans, contre 1,1 % en Islande et… 0 % en Norvège. Il s’agit non d’une vérité pédagogique mais d’un choix « humain », dépendant uniquement de compétences ou d’incompétences professorales. Un professeur est-il capable de faire réussir tous ses élèves, ou est-il seulement capable de mettre ceux qui ont des difficultés en échec ? En Communauté française de Belgique, la réponse est claire pour la majorité des professeurs. Rappelons aussi que plus le redoublement est précoce, plus l’avenir des élèves est compromis.
Comment se passe la relation professeur-élève dans ce contexte ?
[1] Duru Bellat et Mingat, 1993, 131