Les Pôles territoriaux (PT) entreront en fonction le 1er septembre 2022. Chaque école d’enseignement ordinaire (coopérante) a l’obligation de signer une convention avec l’un des 70 PT qui couvriront l’ensemble du territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Cela va apporter de grands changements dans les relations entre l’enseignement spécialisé et l’enseignement ordinaire qui collaborent ensemble grâce aux processus intégrations, de manière de plus en plus importante depuis 2009. Cette collaboration était un premier pas extrêmement propice à la mise en place progressive d’un système scolaire inclusif où les enfants en situation de handicap ont toute leur place. Qu’en sera-t-il à l’avenir ?
Les enfants porteurs de handicap n’ont pas toujours eu leur place à l’école « ordinaire »
La prise en charge éducative des enfants ayant des déficiences sensorielles ou mentales a commencé au XIXe siècle grâce aux efforts de pionniers français de l’éducation comme Itard et Seguin. Quelques écoles se sont alors ouvertes en Wallonie et à Bruxelles tel l’Institut Royal pour Handicapés de l’Ouïe et de la Vue-IRHOV à Liège en 1819 et l’Institut Royal pour Sourds et Aveugles-IRSA à Bruxelles en 1835. En 1905, Ovide Decroly organise une école à Bruxelles pour les « enfants irréguliers » qui à l’époque n’étaient pas scolarisés. En 1914, l’obligation scolaire impose aux communes d’organiser des classes pour « enfants faiblement doués ou arriérés ou pour enfants anormaux ».
Le développement de l’« enseignement spécial » a surtout pris son envol dans les années 60, grâce à des associations de parents d’enfants ayant un handicap intellectuel ou un handicap physique. Cela a abouti au vote de la loi du 6 juillet 1970 sur l’enseignement spécial, assurant la mise en place d’un enseignement spécial autonome, donc ségrégé, pour les élèves « aptes à suivre un enseignement mais inaptes à le suivre dans une école ordinaire ». Cette loi a également permis à des élèves à besoins spécifiques d’être scolarisés dans l’enseignement ordinaire, grâce à la générosité et au dynamisme de certains directeurs et enseignants, dans le cadre de ce qu’on appelait des « intégrations sauvages ».
Cette loi-cadre a progressivement évolué, d’abord par quelques premières dispositions d’intégration concernant principalement les élèves ayant un handicap physique et sensoriel en 1986, puis les élèves relevant des types d’enseignement 4 (handicap physique), 6 (handicap visuel) et 7 (handicap auditif) en 1995. Elle a été remplacée en 2004 par le « décret sur l’enseignement spécialisé » dans lequel la référence au handicap a été supprimée et remplacée par celle de « besoins spécifiques ». Ensuite, le décret de 2009 a élargi les possibilités de l’intégration dans l’enseignement ordinaire à tous les types d’enseignement, sauf le type 5 destiné aux élèves malades qui bénéficia aussi de cette mesure en 2011.
Le Décret de 2009, un énorme progrès pour les élèves à besoins spécifiques
L’intégration pouvait se faire de quatre manières : permanente ou temporaire, à chaque fois totale ou partielle. Les intégrations partielles étant anecdotiques, ce sont essentiellement des intégrations totales qui ont été mises en place dans les écoles d’enseignement ordinaire, avec le soutien physique de l’enseignement spécialisé.
Si l’intégration permanente totale (IPT) concerne des élèves ayant passé une partie de leur scolarité dans l’enseignement spécialisé, des dérogations étaient prévues dans le cadre de l’intégration temporaire totale (ITT) de manière à permettre à des élèves de l’enseignement ordinaire ayant des difficultés spécifiques d’apprentissage ou un handicap de rester dans leur école, tout en y recevant l’aide de l’enseignement spécialisé. L’objectif étant principalement de diminuer les orientations vers l’enseignement spécialisé.
L’intégration a eu un succès de plus en plus important passant de 200 intégrations en 2004 à plus de 11 000 en 2020. Parallèlement, les chiffres de l’enseignement spécialisé n’ont pas diminué mais ont continué à croître, passant de 30 777 élèves en 2004-2005 à 38 466 en 2019-2020. Si de plus en plus d’écoles pratiquent l’intégration, parfois en regroupant des élèves à besoins spécifiques dans la même classe de manière à travailler en co-enseignement (ordinaire et spécialisé), d’autres écoles continuent à considérer l’enseignement spécialisé comme la « remédiation » de l’ordinaire et à y orienter leurs élèves à besoins spécifiques.
C’était trop beau et cela marchait trop bien
Cette envolée de l’intégration a entraîné une augmentation importante de son coût à charge de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui – on nous le répète assez – est désargentée. En outre, cette envolée de l’ITT n’a pas eu d’impact positif sur la diminution du nombre d’élèves dans l’enseignement spécialisé, la réforme de l’intégration était devenue inévitable.
Le Pacte ayant fixé l’objectif de revenir, d’ici 2030, au pourcentage d’élèves pris en charge par l’enseignement spécialisé en 2004, et la FWB n’ayant plus les moyens d’être généreuse en permettant à des élèves de rester dans l’ordinaire avec l’aide du spécialisé, il a été décidé de remplacer l’ITT par les Pôles territoriaux (PT). Ces derniers auront pour mission d’assurer une prise en charge des élèves à besoins spécifiques dans toutes les écoles d’enseignement ordinaire.
Il s’agit donc bien de diminuer le nombre d’élèves orientés vers l’enseignement spécialisé non plus avec le soutien d’un enseignant du spécialisé en ITT, mais par la mise en place d’aménagements raisonnables (obligatoires depuis septembre 2018). Les moyens ne sont donc plus attachés à un élève mais octroyés à une structure qui doit les affecter au mieux en fonction des besoins spécifiques des élèves des écoles de l’enseignement ordinaire avec lesquelles ces structures coopèrent.
Les PT auront pour missions, notamment, d’informer sur les aménagements raisonnables et l’intégration permanente totale, d’accompagner et soutenir les équipes des écoles coopérantes dans la mise en place des aménagements raisonnables (conseils – mise à disposition d’outils), d’accompagner les écoles coopérantes dans l’élaboration de protocoles d’aménagements raisonnables lorsqu’une prise en charge individuelle par le pôle territorial s’avère nécessaire, d’accompagner individuellement les élèves présentant des besoins spécifiques sensorimoteurs si cela s’avère nécessaire au regard d’une échelle des besoins, de collaborer à l’évaluation des protocoles d’aménagements raisonnables et le cas échéant, à l’orientation vers l’enseignement spécialisé et d’accompagner les élèves à besoins spécifiques dans le cadre de la mise en place d’une intégration permanente totale.
Les Pôles territoriaux vont-ils aider tous les élèves à besoins spécifiques ?
Les Pôles territoriaux sont un dispositif qui vise à rendre l’Ecole plus inclusive. Il s’agit d’une belle opportunité qui vise à permettre à plus d’élèves de rester dans l’ordinaire avec leurs camarades, au sein même de leur tissu social, et qui plus est, dans une école qui répond à leurs besoins spécifiques.
Cependant, peut-on faire de l’inclusion dans une école qui ne serait pas inclusive ? Autrement dit, un système qui rejetterait l’une ou l’autre catégorie d’enfant pourrait-il se prétendre inclusif ?
Le Décret prévoit « une exception au principe d’octroi des moyens aux Pôles pour la prise en charge des élèves à besoins spécifiques, concerne la prise en charge des élèves à besoins spécifiques sensorimoteurs ainsi que l’intégration des élèves à besoins spécifiques qui ont réellement fréquenté l’enseignement spécialisé. Ces derniers, au vu de la spécificité de leurs besoins, continueront à bénéficier de ressources particulières qui leur seront attachées [1]».
Il y a donc dorénavant, d’une part les élèves « à besoins spécifiques sensorimoteurs », donc ceux qui ont toutes leurs facultés mentales, et les autres, « à besoins spécifiques… qui n’ont pas de nom ». Seuls les premiers bénéficieront d’une intégration permanente totale avec l’aide des Pôles territoriaux et de l’enseignement spécialisé (via les écoles partenaires).
Quant à ceux « qui n’ont pas de nom », et comme l’Intégration temporaire totale a été supprimée en juin 2020, ils ne pourront bénéficier d’un protocole d’intégration à partir du premier septembre de l’année suivant que s’ils font partie des élèves « inscrits et fréquentant régulièrement l’enseignement spécialisé depuis le 15 octobre (le texte initial parlait du 15 janvier)[2] [3].
Pourtant, de nombreuses écoles accueillent des élèves avec ces handicaps. La plupart de ces intégrations sont des réussites grâce à l’excellent soutien de l’enseignement spécialisé.
Quel avenir pour les enseignants accompagnants du spécialisé ?
Pendant 5 ans (jusqu’en juin 2026), des moyens continueront à être affectés de manière dégressive à la prise en charge des élèves qui bénéficiaient de l’intégration permanente totale. Ces moyens (périodes et fonctionnement) seront mis à la disposition soit d’un pôle territorial quand le personnel d’accompagnement relève d’une école siège ou d’une école partenaire, soit, quand ce n’est pas le cas, à l’école d’enseignement spécialisé dont relève le personnel. Le budget global passera de 92 millions en 2021-22 à 80,9 millions en 2025-26.
Pour limiter les pertes d’emploi, le gouvernement table sur la pyramide des âges et la longue (?) période transitoire de cinq ans. Le projet de décret prévoit à cette fin une priorisation pour les membres du personnel issus de l’enseignement spécialisé dans le cadre de la procédure de recrutement et la préservation des liens statutaires, en continuant à recourir aux fonctions de l’enseignement spécialisé. L’ensemble du personnel de l’enseignement spécialisé est par ailleurs intégré dans les équipes pluridisciplinaires[4]. Mais cela suffira-t-il quand on sait que de jeunes enseignants ont été engagés dans le cadre de l’ITT ? Ils sont progressivement devenus des spécialistes de l’intégration d’élèves avec certains besoins spécifiques. Et de ces spécialistes, une école qui se veut inclusive en aurait bien besoin.
La disparition progressive des IPT avec des élèves de Types 1, 2 ou 3 va, non seulement, rendre l’école moins inclusive, mais risque de faire perdre de nombreux emplois. Non seulement l’Ecole rejette des enfants, mais ne garantit pas les postes des professionnels compétents dans le domaine de l’école inclusive.
Pire, il est à craindre que certaines écoles spécialisées refuseront de devenir écoles partenaires d’un Pôle et se renfermeront derrière leurs murs, monopolisant leurs ressources à leur seul profit et ce faisant, sapant plus encore l’idéal de l’inclusion.
Et le Droit, finalement ?
Il s’agit d’un retour de 12 ans en arrière pour les enfants les plus fragiles. Sans doute le gouvernement et les négociateurs du Pacte n’ont-ils pas entendu parler de la condamnation de la Belgique du 3 février 2021, et plus particulièrement celle de la FWB, par le Comité européen des Droits sociaux qui reconnaît que cette dernière ne fait pas suffisamment d’efforts pour favoriser l’inclusion des élèves avec un handicap intellectuel ? De même il a dû leur échapper l’insertion dans la constitution belge le 11 mars 2021 d’un article 22ter consacrant le droit à l’inclusion. Il s’agit donc bien d’une discrimination basée sur le handicap.
Selon le Décret relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination, du 12 décembre 2008 de cette même Communauté française, « Toute discrimination fondée sur l’un des critères protégés est interdite ». Ces critères protégés sont « la nationalité, une prétendue race, la couleur de peau, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, l’âge, l’orientation sexuelle, la conviction religieuse ou philosophique, un handicap, le sexe et les critères apparentés que sont la grossesse, l’accouchement et la maternité, ou encore le changement de sexe, l’état civil, la naissance, la fortune, la conviction politique, la langue, l’état de santé actuel ou futur, une caractéristique physique ou génétique ou l’origine social ».
Ces négociateurs – et le gouvernement – ne doivent également pas avoir entendu parler, non plus, de la Convention des Droits des Personnes handicapées (2006), signée et ratifiée par la FWB qui exige que « les personnes handicapées ne soient pas exclues, sur le fondement de leur handicap, du système d’enseignement général et à ce que les enfants handicapés ne soient pas exclus, sur le fondement de leur handicap, de l’enseignement primaire gratuit et obligatoire ou de l’enseignement secondaire », de même qu’elles ont doit « à un enseignement primaire inclusif, de qualité et gratuit, et à l’enseignement secondaire (inclusif également) »
Contrairement aux objectifs du Pacte, notre système scolaire évolue non seulement vers un système moins inclusif, mais, pour les plus fragiles (ceux qui subissent déjà le poids d’un handicap), il devient de plus en plus un lieu de non-Droits.
Quand ils n’ont plus intégré les élèves avec une déficience intellectuelle, je n’ai rien dit, je n’avais pas d’enfants avec une déficience intellectuelle. Quand ils ont orienté les jeunes de milieux populaires vers le technique ou le professionnel, je n’ai rien dit, je ne vivais pas en milieu populaire. Quand ils ont supprimé des postes dans l’intégration, je n’ai rien dit, je ne travaillais pas en intégration. Quand ils feront redoubler ou orienteront mon enfant parce qu’il aura besoin de trop de temps et demandera trop d’attention, restera-t-il quelqu’un pour me/le soutenir et protester[5] ?
[1] Projet de décret portant création des pôles territoriaux chargés de soutenir les écoles de l’enseignement ordinaire dans la mise en œuvre des aménagements raisonnables et de l’intégration permanente totale, 25 mai 2021.
[2] Rappelons que les élèves pour qui un protocole d’intégration temporaire totale avait été conclu entre le 15 janvier 2020 et le 3 juillet 2020, ont été automatiquement inscrits en intégration permanente totale, dans l’école ordinaire dans laquelle il suit l’entièreté des cours.
[3] Que se passera-t-il s’ils sont orientés le 16 du même mois ? Devront-il passer deux années dans l’enseignement spécialisé pour espérer pouvoir être intégrés dans l’école de leur choix ? Avec… ou non les pairs de leur âge ?
[4] Rappelons que les écoles spécialisées ne sont pas obligées d’adhérer à un Pôle territorial. On peut donc se demander si tous les enseignants seront bien intégrés dans les équipes pluridisciplinaires des Pôles.
[5] Avec une pensée émue pour le pasteur Martin Niemöller (1892–1984, déporté dans un camp de concentration en 1937) auteur de « Quand ils sont venus chercher… »