Pour répondre à cette question, il nous faut passer par la case « docimologie ».
La docimologie est la science portant sur les épreuves et les examens. Ce terme fut inventé dans les années 1920 par le psychologue Henri Piéron. Il est dérivé de deux termes grecs : δοκιμή (dokime), examen et λόγος (logos), mot ou raison. Piéron croyait en la nécessité d’adapter l’évaluation aux besoins individuels des élèves.
La docimologie a, depuis, largement démontré l’inefficacité de la note sur les apprentissages des élèves et l’incapacité qu’ont des êtres humains de coter honnêtement et impartialement les travaux d’écoliers.
De nombreux facteurs biaisent les notes des professeurs, sans même qu’ils cherchent à les analyser, alors qu’ils sont, par définition, des enseignants-chercheurs. Mais les doxas[1] ont tellement cours dans les salles de profs que nous devons le faire pour eux.
On sait depuis de nombreuses années que les notes sont imprécises. C’est simplement humain, aucun professeur au monde n’est capable d’évaluer de la même manière tous les éléments d’une pile de copie dont les résultats ne sont pas purement mathématiques. Comme nous l’avions dit en introduction et comme le rappelle Pierre Merle relève que dès 1936 : « Henri Laugier et Dagmare Weinberg avaient conclu que pour obtenir la ‘note vraie’, il fallait recourir à la moyenne de 13 correcteurs en mathématiques, 78 en composition française, 127 en philosophie ». [2]
Et même en mathématique, qui se veut une science « exacte », la note peut être imprécise. « Chacun est persuadé qu’en maths, les copies sont soumises à l’universalité de la raison et à l’uniformité de la notation, or même s’il s’agit sans conteste de la discipline scolaire ‘la plus égalitaire’, il existe parfois entre collègues ‘de fortes disparités’. Barème, présentation, mise en valeur du résultat ou du raisonnement, les professeurs sont loin d’être à l’unisson. [3]»
Le « jugement scolaire » que constituent les notes et appréciations est entaché de nombreux éléments qui empêchent l’objectivité du professeur. La notation, qui compare plus qu’elle n’est objective, biaise la réalité et produit de l’inégalité scolaire.[4]
Pour commencer, l’ordre des corrections est le premier élément qui influe sur la note. Après la correction d’une « bonne copie », le correcteur a tendance à noter plus sévèrement la suivante et inversement[5]. Généralement, les premières copies sont surévaluées, les dernières sous-évaluées.
Impossible, en outre, de supprimer l’affectivité dans la notation. « Si l’élève est fin, s’il fait une faute qui énerve le professeur, si l’on apprécie ou pas l’élève, si la copie arrive au bon ou au mauvais moment sur le bureau. »[6]
Il faut aussi compter sur la culture de l’établissement où les professeurs seraient les « sujets » d’une acculturation implicite.
Le sociologue François Amadieu[7] relève ce que chacune et chacun de ceux qui sont passés par l’école ont compris à travers leurs tripes, la notation « à la tête du client » est plus répandue qu’on n’ose le dire. Notamment en termes d’apparence physique. « Les professeurs partagent la croyance inconsciente que les enfants les plus séduisants seront aussi ceux qui réussissent le mieux leur scolarité. Cette conviction entraîne l’intérêt accru du professeur pour l’élève considéré comme un « jeune à potentiel ». De ce fait, les évaluations de son travail seront plutôt bienveillantes et il ne lui sera pas trop tenu rigueur de ses éventuels dérapages ou de son indiscipline. ».
Plus accablant encore, le jugement scolaire renforcerait les disparités des élèves et ce, dans tous les domaines. Il existe de nombreux biais sociaux de notation : sexe de l’élève, redoublant ou non, âge, origine sociale, historique scolaire, niveau scolaire mais aussi niveau de la classe et de l’école. Sans oublier… son prénom. Dans une étude[8], D. Hunter Gehlbach, directeur de recherche à Panorama Education a démontré que les enfants étaient évalués différemment selon la manière dont leur prénom était perçu par leurs professeurs. Ils ont démontré qu’un même travail se voyait attribuer une note supérieure quand son « rédacteur » portait un prénom « socialement désirable ».
« L’effet de halo » influence certains professeurs : la notation des professeurs dans une matière donnée serait influencée par les performances de l’élève dans d’autres matières. « L’effet de contexte » quant à lui amènerait les professeurs « à juger du niveau d’un élève comparativement au niveau de ses pairs. Un élève sera jugé plus sévèrement dans une classe forte que dans une classe faible. » Sans oublier la théorie de la « constante macabre », dont nous avons déjà parlé[9], et qui montre les effets pervers d’une culture de l’évaluation dans laquelle les notes classent immuablement les élèves en différents groupes de niveaux.
On l’a déjà dit, le fait d’avoir le statut de redoublant est très souvent discriminant : « A performances scolaires égales, les redoublants sont jugés plus sévèrement que les non-redoublants, ce qui pose d’ailleurs la question de l’intérêt du redoublement puisque celui-ci amène à une stigmatisation des élèves en difficulté qui se doivent d’obtenir de meilleurs résultats que les élèves non-redoublants. »[10]
N’omettons pas les différences de maturité dont les professeurs ne tiennent pas compte. Entre un élève né le 1er janvier et un autre né le 31 décembre et qui se retrouvent forcément dans la même classe, il y a un an de différence. Et ne parlons même pas des enfants prématurés, voire grands prématurés qui sont, par définition, encore moins matures et dont le développement intellectuel est moins avancé. Un élève né en décembre sera évalué avec les mêmes exigences que sa ou son camarade de classe âgé d’un an de plus que lui. Ce sont les élèves nés en décembre qui redoublent le plus et/ou qui seront orientés vers les filières de relégation. En résumé, onze mois de maturité en moins sont presque aussi discriminants que le fait d’être un fils d’ouvrier plutôt qu’un fils de cadre.
Enfin, le fait de ressembler, ou du moins d’avoir des points communs avec son professeur permet de mieux réussir ses études[11]. Selon cette étude, il semblerait que lorsque les professeurs et leurs élèves savent qu’ils ont cinq points communs, leurs relations en sont améliorées. Les professeurs reconnaissent interagir le plus souvent avec les élèves dont ils se savent les plus proches. En effet, ces élèves finissent le semestre avec des notes plus hautes.
Une confusion existe entre les compétences sociales et scolaires dans la notation. Les professeurs « vont valoriser les élèves exhibant des comportements, attitudes ou jugements en accord avec les principes véhiculés par le système éducatif. [12]» C’est le cas de qualités sociale reconnues à la fois par l’Ecole et la société comme la politesse ou l’internalité (L’élève qui explique ses faiblesses par des causes internes et individuelles sera plus favorablement jugé).
L’imprécision de la notation est devenue encore plus criante avec l’évaluation des compétences. « Comment noter une notion aussi floue ? », demande Vincent Carette[13] qui souligne que pour ce faire, trois conditions doivent être respectées à savoir que les tâches proposées soient complexes, inédites et fassent appel à des procédures effectivement enseignées en classe. « De fait, le respect de ces conditions conduit d’une certaine manière à disqualifier les épreuves d’évaluation ‘classiques’ qui ne proposent pas de tâches complexes à résoudre, mais de nombreuses questions (items) à réponse courte ou à choix multiples qui sont nécessaires pour mesurer la validité et la fiabilité statistique des épreuves. Par suite, on peut affirmer que vouloir contrôler le système éducatif sur la base d’épreuves valides et fiables statistiquement s’oppose à la réalité des contraintes imposées par la notion de compétence qui, en prônant la confrontation des élèves à des tâches complexes et inédites, conduit à la construction d’épreuves ne présentant pas les garanties statistiques défendues par les concepteurs d’épreuves nationales ou internationales. ». De ce fait, conclu Vincent Carette, la Fédération Wallonie-Bruxelles est dans une situation où elle propose des épreuves externes nationales ou internationales qui restent construites selon le principe classique de nombreux items, mais défend un discours pédagogique prônant la confrontation des élèves à des situations complexes. « Ceci entraîne des messages contradictoires auprès des acteurs de l’école qui conduisent de nombreux professeurs à remettre en question la légitimité d’une approche qui leur apparaît floue. »
Dis-moi où tu
enseignes, je te dirai comment tu notes. La note ne prend son sens que mise en
perspective dans l’établissement, la classe ou même le moment où elle est
délivrée. Bon nombre de professeurs se plient plus ou moins consciemment à la
culture de leur école. Ces pratiques sont différentes selon l’établissement
dans lequel ils donnent cours. Dans une classe forte, le maître sera plus
exigeant que face à une classe réputée plus faible. La culture de la note n’est
pas la même dans deux écoles et dans la tête des parents d’élèves. Nombre de
professeurs seraient ainsi les « sujets » d’une sorte d’acculturation
implicite.
[1] Ensemble des opinions reçues sans discussion, comme évidentes, dans une civilisation donnée, dans ce cas-ci nous citons le monde de l’enseignement, que ce soit en interne mais aussi en externe, chez les parents qui ont ou non vécu l’échec scolaire. Cela dit bien de la compétence de l’école, incapable d’enseigner tant à ses élèves qu’à ses propres professeurs qu’il faut avant tout avoir un esprit critique, capable d’analyse. C’est évidemment le syndrome du chat qui se mord la queue… comment un prof non éduqué à l’esprit critique par l’Ecole durant ses études pourrait-il éduquer ses propres élèves ?
[2] Pierre Merle, Sociologie de l’évaluation scolaire, PUF Collection, Que sais-je n° 3278, 1998.
[3] Nicolas Truong, Mathématiques et français : la théorie de la relativité, in Le Monde de l’éducation n°344, dossier « Que valent les notes ? », Février 2006.
[4] Jean-Yves Rochex et Jacques Crinon (dir.), La construction des inégalités scolaires, Au coeur des pratiques et des dispositifs d’enseignement, Presses Universitaires de Rennes (PUR), 2011.
[5] Pierre Merle, auteur de l’essai « L’école française et l’invention des notes. Un éclairage historique des polémiques contemporaines » [archive], Revue Française de Pédagogie, n°193, 2015, p.77-88.
[6] Nicolas Truong, Mathématiques et français : la théorie de la relativité, in Le Monde de l’éducation n°344, dossier « Que valent les notes ? », Février 2006.
[7] Cité in Le temps, https://www.letemps.ch/economie/lecole-supprimons-notes
[8] Hunter Gehlbach, Maureen E. Brinkworth, Aaron M. King, Laura M. Hsu, Joe McIntyre, Todd Rogers – Creating birds of similar feathers – Leveraging similarity to improve teacher-student relationships and academic achievement 2013
[9] André Antibi, La Constante macabre ou comment a-t-on découragé des générations d’élèves ?, éditions Math’Adore, 2003.
[10] Fabrizio Butera, Céline Buchs, Céline Darnon (dir.), L’évaluation une menace ? Presses Universitaires de France (PUF), Paris, 2011.
[11] étude conduite par le Panorama Education, relayée par The Atlantic
[12] Fabrizio Butera, Céline Buchs, Céline Darnon (dir.), ibid.
[13] Vincent Carette, Les compétences brouillent la vue du pilote, CGé, Traces de Changements n°196, juin 2010.