L’éducabilité est d’abord le principe « logique » de toute activité éducative: si l’on ne postule pas que les êtres que l’on veut éduquer sont éducables, il vaut mieux changer de métier.
Philippe Meirieu[1]
Introduction
Aujourd’hui encore, beaucoup d’enseignants mais aussi de parents, pensent que certains de nos élèves, de nos enfants, sont doués pour l’étude et d’autres pas. Il y aurait des « intellectuels » et des « manuels », ou encore des artistes disposants, dès la naissance, des aptitudes correspondantes. Cette conception archaïque a, depuis longtemps, été battue en brèche.
A l’aube de l’ouverture d’un nouveau chapitre de l’Ecole en Communauté française de Belgique[1], qui va voir l’instauration d’un tronc commun de 3 à 15 ans avec une visée plus inclusive, il nous paraît intéressant de réfléchir à tout ce qui fonde réellement le concept d’inclusion. Le « postulat d’éducabilité », comme l’a appelée Philippe Meirieu, est indubitablement un concept fondateur de l’idée même d’inclusion. Si l’on en est encore à penser que certains élèves, parce qu’ils proviennent de milieux aisés sont doués pour l’étude, tandis que d’autres, parce qu’ils viennent de milieux populaires seraient plutôt « doués de la main » et ne pourraient accéder à des études intellectuelles, l’école inclusive ne verra jamais le jour. Outre le fait que cette idée est fausse, ses conséquences sont lourdes pour les élèves provenant des familles les moins favorisées.
Au contraire, tous les élèves étant doués pour l’étude, il est important que chaque enseignant s’en convainque et adhère pleinement à ce postulat. Oui, tous[2] les élèves peuvent acquérir tous les savoirs tels que décrits dans les programmes de l’enseignement obligatoire général de transition. Le défi se trouve dans la manière de les leur transmettre. La charge de l’apprentissage, de la transmission à tous de tous les savoirs revient donc à l’enseignant. L’échec d’un seul élève est l’échec de l’enseignant ou, le cas échéant, du système scolaire mis en place dans l’école ou les écoles par lesquelles l’élève est précédemment passé.
Tel est le postulat d’éducabilité. Mais voyons cela plus en détails…
Rôle de l’Ecole
Il est important de se mettre préalablement d’accord sur le rôle de l’Ecole. Notre position, comme tous les mouvements citoyens et progressistes, est clairement égalitariste. L’Ecole ne peut en aucune manière favoriser ou défavoriser un enfant sous prétexte qu’il est né dans une famille populaire ou une famille bourgeoise. Il est, par ailleurs, très choquant, de voir des princes inscrits dans des écoles privées[3], loin de la société des êtres « humains[4] » qu’ils devront peut-être, un jour, représenter dans des instances internationales, en vertu de leur… naissance.
S’il y a bien une pierre angulaire dans notre société occidentale, un élément fondamental qui la tient debout et qui se doit de veiller à traiter toutes les citoyennes, tous les citoyens de manière équitable, c’est l’Ecole. Celle-ci a mission de corriger les inégalités de naissance autant que faire se peut et transmettre équitablement à chacune et chacun le bagage de connaissances nécessaires pour appréhender le monde et pouvoir le transformer vers plus de justice.
Un peu d’histoire pour comprendre
Mais, est-ce vraiment pour cela qu’a été bâti le système scolaire ? Si on remonte le temps, on verra que si jusque durant l’ancien régime[5], les enfants de milieux populaires n’allaient pas à l’école, ils étaient loin d’être ignorants. Ils devaient apprendre un savoir-faire de grande qualité. N’étant pas mécanisés, les métiers de la terre et de ses ressources, nécessitaient la capacité d’utiliser et d’entretenir de nombreux outils et d’utiliser des techniques sophistiquées. A la campagne, la formation se faisait en famille, les métiers s’apprenaient de père en fils, de mère en fille. Plus rarement, un enfant était placé comme apprenti chez un artisan.
A la ville, la formation des enfants se faisait essentiellement par l’apprentissage. Il arrivait que le maître exige que son apprenti sache compter, lire et écrire et donc qu’il ait été à l’école. Mais cela ne concernait que les métiers les plus nobles comme l’imprimerie ou l’orfèvrerie[6]. Le plus souvent, c’était le maître qui apprenait les rudiments du calcul, de la lecture et de l’écriture à ses apprentis.
Le capitalisme industriel va bouleverser à la fois la nature du travail et la formation des travailleurs. Les nouveaux outils de production, les « machines », vont remplacer le travail complexe de l’artisan par des tâches simples et répétitives. Cela va engendrer une déqualification des travailleurs enchaînés à leur nouvel outil de production. En aliénant les travailleurs et leur faisant perdre leurs repères traditionnels qu’étaient leurs lieux d’éducation et de socialisation, la révolution industrielle a provoqué un abrutissement des masses populaires, les entraînant dans le « vice », l’alcoolisme, la violence, la criminalité et la prostitution.
Afin de sauver « sa » société et « ses » intérêts, la bourgeoisie du XIXe siècle imagina de solutionner le problème en éduquant les enfants des masses populaires, considérant que «L’éducation est la meilleure branche de la police sociale[7]».
Il fallait donc éduquer les enfants des classes populaires pour les socialiser, pour former des ouvriers compétents et dociles. L’objectif était donc loin de vouloir en faire des citoyens réflexifs. Dans cette école, on n’apprenait que la morale et la religion, le calcul (dont le système des poids et mesures), la lecture et l’écriture. «Lire, écrire, compter, voilà ce qu’il faut apprendre», déclarait Adolphe Thiers, «quant au reste, cela est superflu. Il faut bien se garder surtout d’aborder à l’école les doctrines sociales, qui doivent être imposées aux masses[8]. »
A la fin du XIXe siècle, la montée du socialisme donna des sueurs froides à une bourgeoisie qui craignit pour ses privilèges. La classe ouvrière était nombreuse et s’organisait de mieux en mieux. Depuis septembre 1864, il existe une Internationale ouvrière et la période insurrectionnelle qu’a constituée la « Commune de Paris [9]» a constitué un coup de tonnerre, démontrant ainsi la capacité des masses populaires à se révolter et à porter des revendications démocratiques[10]. Jules Ferry fonda alors l’école républicaine pour « maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui importent à sa conservation »[11]. L’école devait donc enseigner « l’instruction civique » et l’amour de la patrie. L’histoire et la géographie entraient au programme des études. L’école devenait ainsi un appareil idéologique d’Etat[12].
Après la guerre 14-18, l’industrialisation croissante réclama des travailleurs qualifiés. Il s’agissait que ceux-ci sachent utiliser des machines plus complexes et des instruments de mesure précis, qu’ils sachent lire des plans et appliquer des modes d’emploi compliqués. L’école intégra alors les formations professionnalisantes (techniques et professionnelles) et pratiqua la sélection des élèves sur base méritocratique (ou plus généralement sur base des origines sociales) : les enfants des familles bourgeoises étaient dirigés vers une section « moderne » qui les préparait à devenir des dirigeants ou des fonctionnaires, quant aux autres, ils étaient orientés vers les formations de travailleurs qualifiés.
Après la seconde guerre mondiale, le succès économique des 30 glorieuses imposa à l’école d’élever la formation des travailleurs. L’enseignement général, jusque-là réservé aux enfants de l’ « élite » ouvrit ses portes aux filles et aux fils du peuple. On parla de « démocratisation de l’enseignement ». Malgré le discours qui se voulait progressiste, la sélection ne cessa jamais. Elle ne se fit plus en primaire, mais durant le cursus de l’enseignement secondaire. C’est toujours l’école libérale, l’école bourgeoise d’aujourd’hui qui protège les intérêts des familles nanties et forme (mais pas trop) les enfants des classes populaires afin de maintenir l’esclavage moderne au profit des premiers..
Quelles missions pour l’école du XXIe siècle ?
Contrairement à ce qu’entonnent les chantres de l’école néolibérale, l’Ecole obligatoire n’a plus pour vocation de former à un métier. Elle ne peut pas être utilitariste, former les nouveaux esclaves du XXIe siècle provenant des milieux défavorisés pour continuer à servir les nouveaux maîtres nés, quant à eux, dans les draps de soie des quartiers bourgeois. En cela les enseignements techniques professionnalisants sont une hérésie. L’Ecole est là pour former des citoyens et leur apprendre à savoir créer les outils de la citoyenneté dont ils auront besoin une fois adultes. Elle a aussi pour mission de former les jeunes à « apprendre à apprendre ». A 18 ans, une fois le Certificat d’Enseignement Secondaire Supérieur acquis, les étudiantes et les étudiants de secondaire devront avoir acquis des savoirs qui leur permettront de poursuivre les études de leur choix.
L’Ecole doit viser à faire acquérir à chaque élève, l’acquisition transversale d’une citoyenneté critique, responsable, active et solidaire[13]. Une vision de l’Ecole adéquationniste n’a plus sa place au XXIe siècle, n’en déplaise aux conservateurs de droite. Les missions fondamentales de l’Ecole doivent aujourd‘hui être profondément progressistes[14] !
Dès lors, l’école se trouve devant une contradiction : on lui demande de faire réussir tous les élèves et d’un autre côté, d’empêcher une grande partie de ceux-ci de faire des études supérieures. Si tout le monde allait à l’université, cela poserait de sacrés problèmes. Qui ramasserait les poubelles[15] ? L’Ecole fait croire qu’elle est un système égalitaire, alors qu’elle doit veiller à ce qu’il reste un pourcentage important de pauvres dans la société, pour assurer aux enfants de riches de pouvoir, plus tard, continuer à bénéficier d’une main d’œuvre à très bon compte. Tout enseignant doté d’Humanité a le devoir de faire basculer cette fatalité.
Si nous voulons que le système scolaire devienne égalitaire, cela ne peut se faire sans que nous ne voulions aussi que la société, elle-même, devienne égalitaire. Pour la rendre égalitaire, le plus simple est de commencer par l’Ecole, ou du moins par les écoles citoyennes, celles qui refusent l’injustice et les inégalités. Et il y en a. Elles sont, pour la plupart, à pédagogie active. La mission que se sont assignées ces écoles, c’est de « faire mentir toutes les formes de fatalités ; c’est de faire mentir toutes les formes de reproduction ; c’est de faire mentir toutes les formes de déterminismes. C’est de postuler que tout le monde, même celui qui a été identifié comme le plus handicapé ou le plus en difficulté peut s’en sortir, peut apprendre, peut grandir.[16] »
Aucune enseignante, aucun enseignant n’est astreint à devoir respecter cette règle qui consiste à sélectionner les plus fragiles pour en faire les futurs esclaves des autres. Nombre d’entre eux s’y refusent et parient sur l’éducabilité de tous leurs élèves. Dès lors, chacune de ces enseignantes, chacun de ces enseignants s’engage moralement à faire réussir[17] tous les élèves qui lui sont confiés.
Le rôle de l’école et donc la mission de ces enseignants est de rendre accessible à chacun le bagage de connaissances et de compétences nécessaires pour appréhender le monde et pour participer activement à sa transformation vers plus de justice. Il faut apprendre aux élèves à construire des outils. Les outils qui leur permettront de rendre notre société plus juste, plus équitable pour les plus fragiles ; une société inclusive dans laquelle chacune et chacun aura sa place.
Cela commence, forcément, par une adhésion totale et inconditionnelle au « Postulat d’éducabilité ».
Le concept de l’éducabilité cognitive
L’idée qu’on n’a jamais fini de faire des apprentissages et que tout être humain, quel que soient ses capacités intellectuelles, peut augmenter sa capacité d’actions sur son environnement a vu le jour après la Révolution française (Jean Itard 1774-1838 et Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron[18]). Chaque être humain est éducable et peut apprendre et renforcer ses connaissances tout au long de son existence. Seulement, on ne forme pas un être humain comme on fabrique un objet. Les apprentissages cognitifs, affectifs, sociaux et comportementaux ne fonctionnent pas de manière séparées, mais sont interdépendants. Rousseau employait le terme de « perfectibilité », « il y a une autre qualité spécifique qui les (l’homme et l’animal) distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner. »
Piaget[19], dans sa théorie du constructivisme, a démontré que le jeune enfant vient au monde avec quelques outils intellectuels rudimentaires qu’il va enrichir en s’adaptant au monde et en essayant de le comprendre. Il va devoir reconstruire les lentes conquêtes intellectuelles de l’Humanité. C’est grâce à l’aide de ses parents mais également de ses enseignants et de ses pairs qu’il va réinventer le concept de nombre, explorer le langage pour découvrir que celui-ci est composé de mots distincts, redécouvrir les notions de surface, de volume et ainsi de suite. Grâce à Jean Piaget, on est aujourd’hui convaincu que tout s’apprend ou mieux, que tout se construit.
Le postulat d’éducabilité, c’est quoi ?
Il s’agit d’un néologisme utilisé en pédagogie au XXème siècle. Les éducateurs adeptes de l’éducabilité cognitive sont attachés aux capacités qu’ont chaque être humain d’apprendre à apprendre, bref ce qu’on appelle la métacognition.
La « métacognition » est malheureusement trop peu connu dans le monde de l’éducation. Ce terme veut dire la « cognition[20] sur la cognition ». Autrement dit, la métacognition consiste à avoir une activité mentale sur ses propres processus mentaux, c’est-à-dire « penser sur ses propres pensées ». En somme, la métacognition permet à l’élève de réfléchir sur la manière dont il apprend, sur le cheminement parcouru afin de découvrir ses erreurs et de les surmonter. Il s’agit donc pour lui de pouvoir prendre du recul sur ses processus d’apprentissage et de se poser les bonnes questions afin de progresser.
Emettre un postulat, c’est émettre une proposition qui ne peut être démontrée, mais qui est nécessaire pour établir une démonstration. Autrement dit, l’enseignant qui postule sur l’éducabilité de tous ses élèves est foncièrement convaincu que toutes et tous peuvent apprendre tous les savoirs qu’il doit leur transmettre. De manière différente, sans doute, mais suffisante pour que ces apprentissages leur servent de base à l’acquisition d’autres matières ou savoir-faire, par la suite. Il ne peut pas le démontrer (et cela lui importe peu) car sa volonté est d’amener tous ses élèves à une acquisition de qualité de tous ces savoirs.
L’éducabilité constitue LE postulat de base de l’éducation : « Il s’agit là d’une postulation fondatrice de la possibilité même d’éduquer, et cela simplement d’abord du point de vue logique. Sans cette postulation, l’entreprise serait totalement dérisoire, complètement vaine et, plus radicalement, impossible[21]. »
L’éducabilité est un pari, celui de renverser les vieilles croyances élitistes dans la fatalité sociale ou génétique. Un postulat n’est pas nécessairement la vérité. Croire que tout le monde peut apprendre, en fait, personne ne sait si c’est scientifiquement vrai. Mais personne non plus ne sait si c’est scientifiquement faux. Ce que personne n’a le droit de le postuler.
Nous avons, au contraire le devoir de postuler que tous les enfants – et tous les adultes – peuvent apprendre les savoirs que nous enseignons, et que nous devons tout mettre en place pour que ce soit vrai. « On doit faire comme si, en faisant le pari qu’ils peuvent quand même y arriver. Pourquoi ? Parce qu’on ne sait jamais à quoi attribuer un échec et avoir la certitude que cet échec est imputable exclusivement au déficit d’une personne et non pas aux conditions éducatives de l’accompagnement qui lui a été proposé[22] ».
Parier que tous les élèves sont capables d’apprendre est simplement une posture juste. Il est donc nécessaire d’y croire et d’y croire fermement. C’est à ce pari que l’on reconnaît l’enseignant doté d’humanité. Il est d’ailleurs impossible d’enseigner si l’on n’est pas persuadé de son bien-fondé. Au mieux sera-t-on un petit donneur de leçons ; au pire un salaud qui prend plaisir à briser un élève et à casser son avenir.
L’idée que tous les élèves sont capables d’apprendre est une idée juste qui fait progresser la société et les pratiques pédagogiques mises en place dans les écoles. Nous devons avoir confiance dans les capacités cognitives de tous nos élèves.
Educabilité et principe de non-réciprocité
L’éducation est tout le contraire du dressage. Nous ne sommes pas là pour former des êtres humains mais pour leur donner les outils qui leur permettront de se former eux-mêmes. A partir du moment où nous sommes conscients que tous les élèves peuvent apprendre, notre mission est de les accompagner sans vouloir les formater et en les laissant progressivement construire leur individualité.
Nous ne pouvons pas apprendre à leur place. Nous devons, au contraire créer des situations, des dispositifs qui vont leur permettre de s’engager pleinement dans leurs apprentissages. Nous devons leur apprendre à faire et, surtout, nous ne devons rien faire que l’autre ne puisse faire.
Nous devons tout faire pour que tous nos élèves réussissent, sans exception. Les dispositifs que nous mettons en place veillent précisément à ce qu’ils soient acteurs de leurs apprentissages : pédagogie active[23] dans l’école ou dans la classe, tutorat, dispositifs spécifiques pour les élèves ayant des troubles spécifiques des apprentissages, droit à l’erreur, aménagements raisonnables mis à la disposition de tous, conseil de coopération, évaluations exclusivement formatives, …
Ce que nous mettons en place ne demande pas de remerciements. Nous faisons simplement notre travail, rien de plus. Mais aussi et surtout rien de moins. Tout est co-construit avec les élèves qui doivent en être partie prenante. Mais si nous mettons en place un espace favorable d’apprentissages, espace exigeant car nous voulons qu’ils acquièrent les savoirs au mieux de leurs possibilités, rien ne nous garantit que nous y arriverons.
Comme nous le rappelle Philippe Meirieu, nous devons « Admettre que le principe d’éducabilité soit constamment mis en échec sans, pour autant, y renoncer. Assumer la négativité de l’éducabilité, sans, pour autant, basculer dans le dépit et la suffisance, sans sombrer dans le fatalisme. Le principe d’éducabilité et son corollaire, le principe de non-réciprocité, sont donc au coeur de la dynamique pédagogique, ils en constitue, en quelque sorte, le pari fondateur… Choix éthique et politique à la fois, ils sont, en réalité, la véritable « pierre de touche » de bien des débats qui auraient intérêt, pour la clarté de la discussion actuelle, à faire ressortir systématiquement cette dimension des choses. [24]»
L’éducabilité, si elle est postulée de façon universelle et inconditionnelle, ne présuppose ni n’attend de résultat ni de progrès obligatoire ; elle repose au contraire, pour pouvoir s’exercer, sur un renoncement vis-à-vis de l’attente personnelle démesurée de la réussite de l’autre, donc sur un certain décentrement de l’éducateur par rapport à son ego[25].
Le concept d’éducabilité et la recherche
De nombreux auteurs ont fait avancer nos connaissances pédagogiques depuis le début des années 1960[26]. Loin être exhaustifs, en voici quelques-uns qui ont marqué les recherches en sciences de l’éducation, en lien avec le concept d’éducabilité.
Jean Piaget et le constructivisme
Le constructivisme est une théorie de l’apprentissage fondée sur l’idée que la connaissance est élaborée par l’apprenant sur la base d’une activité mentale. Cette théorie repose sur l’hypothèse selon laquelle, en réfléchissant sur nos expériences, nous nous construisons et construisons notre propre vision du monde dans lequel nous vivons.
Jean Piaget a décrit le développement de l’intelligence chez les enfants comme un succession de « stades » (allant des actions pratiques aux représentations abstraites). Il y a quatre « stades » et chacun doit être acquis pour pouvoir accéder au suivant. Les quatre stades du développement cognitif,
que tous les individus accomplissent dans le même ordre sont : stade sensorimoteur (de la naissance à 2 ans), stade préopératoire (2 à 7 ans), stade des opérations concrètes (7 à 11 ans) et stade des opérations formelles (11 à 14 ans).
Selon Piaget, l’intelligence se construit ! Les connaissances des enfants ne sont pas une simple copie de la réalité externe ; au contraire, les enfants construisent eux-mêmes leurs connaissances en agissant sur des objets physiques, sociaux et conceptuels[27].
Selon le constructivisme, les connaissances acquises par un enfant ne sont pas une simple « copie » de la réalité. Au contraire, ces connaissances ont demandé à l’enfant de reconstruire celles-ci afin de les appréhender. Les enfants doivent reconstruire les idées, les concepts ou encore les théories qui paraissent évidentes aux adultes. Piaget nous a aidé à nous convaincre que tout s’apprend ou mieux, que tout se construit.
Tous les élèves sont-ils fait pour les études ?
Caroll et Bloom[28] ont prouvé qu’il était faux de penser que certains individus sont faits pour les études et d’autres pas. Ils ont démontré que ce qui différenciait principalement les enfants étaient, non leurs compétences intellectuelles, mais leur vitesse d’apprentissage. Certains acquièrent des compétences en peu de temps, alors que d’autres ont besoin de plus de temps pour arriver au même résultat. En résumé, la qualité de l’apprentissage n’a aucun rapport avec le temps mis pour y arriver. Pourtant, nous continuons de demander à tous nos élèves d’acquérir la même compétence au même moment.
On peut donc affirmer aujourd’hui que TOUS nos élèves, sans exception aucune – sauf s’ils sont atteints d’un grave handicap intellectuel, sont doués pour l’étude. Nous avons donc le devoir de leur donner leur chance, en leur permettant d’acquérir les compétences à leur rythme propre, sans en laisser en chemin et encore moins en les orientant précocement vers des filières dites « de relégation ».
Pour démontrer que tous les élèves étaient capables de réussir, les pédagogues collaborant avec Bloom ont mené une expérience intéressante. Ils ont constitué 3 groupes d’étudiants hétérogènes équivalents qui reproduisaient chacun la trop célèbre courbe de GAUSS, fort prisée dans certaines écoles élitistes, composés à savoir d’un petit nombre d’élèves « forts », d’une grosse majorité d’élèves dits « moyens » et de quelques élèves prétendument « faibles ».
Le premier groupe a reçu un apprentissage « classique » tel celui que l’on connaît dans la majorité de nos classes. Le second groupe a également reçu un apprentissage collectif mais, à la différence du premier groupe, les matières à assimiler étaient divisées en unités d’apprentissage et, à la fin de chaque unité, les élèves étaient soumis à un test formatif qui permettait à ceux qui n’avaient pas compris de bénéficier d’une remédiation immédiate. C’est ce que l’on appelle la Pédagogie de Maîtrise.
Enfin, les élèves du troisième groupe ont chacun bénéficié d’un précepteur choisi pour ses compétences et capable d’ajuster directement sa façon d’enseigner en fonction de la compréhension de l’élève. Les trois groupes ont ensuite été soumis au même test final, destiné à évaluer leurs apprentissages respectifs.
On a pu constater dans le premier groupe que les élèves ont progressé de manières différentes et les résultats reproduisaient la courbe de gaussienne initiale. Exactement comme dans la majorité de nos classes, avec un lot d’échecs inévitables dans ce type d’enseignement particulièrement inéquitable.
Dans le second groupe, la courbe épousait la forme d’un J. La majorité des enfants était proche du maximum. Le troisième groupe obtenait, évidemment, les meilleurs résultats. Ceux-ci épousaient la forme d’un J au point que les prétendus « plus faibles » obtenaient des résultats équivalents à ceux des « plus forts » du premier groupe. Il serait, évidemment, utopique de rêver généraliser ce système à notre enseignement. Non seulement il serait hors de prix mais nous ne pourrions – malheureusement – trouver suffisamment de précepteurs de qualité pour entourer tous nos élèves. L’intérêt de ce troisième groupe réside ailleurs : il a permis de démontrer scientifiquement l’éducabilité de TOUS les élèves, même de ceux qui étaient considérés comme les plus « limités ». Un élève « faible » – nous dirons « plus lent » – qui bénéficie de conditions d’enseignement optimales peut arriver au même niveau que les élèves les plus rapides, placés dans des conditions normales d’enseignement.
Enfin, la Pédagogie de Maîtrise a démontré ici toute son efficacité. Appliquée au sein de nos classes, de la première maternelle à la rhétorique (et pourquoi pas au supérieur et à l’université ? – les processus d’apprentissage étant les mêmes), elle bénéficierait à tous, principalement à ceux qui ont besoin de plus de temps qui progresseraient beaucoup, mais également et c’est important, aux plus rapides dont les résultats étaient supérieurs à ceux des « plus rapides » du premier groupe.
Lev Vygotski[29] et la zone proximale de développement
Lev Vygotsky s’est intéressé à la manière dont l’enfant apprend. Il s’opposait à deux courants théoriques de son époque. D’une part le béhaviorisme[30], alors que selon lui, tout apprentissage implique «un véritable et complexe acte de la pensée». Et d’autre part, la conception de Jean Piaget pour qui on ne peut enseigner quelque chose à un enfant que s’il a atteint le stade requis pour cet apprentissage. Or, Vygotski a constaté que de nombreux élèves acquièrent très bien les disciplines scolaires, tant en mathématique, qu’en lecture et écriture ou en sciences naturelles, alors qu’ils n’ont pas encore le stade défini par Piaget. Si Piaget considère que le développement doit toujours précéder l’apprentissage, Vygotski affirme de son côté que « l’apprentissage devance toujours le développement. »
Vygotsky va alors émettre la théorie de la « zone proximale[31] de développement ». Admettons, écrit-il, que nous ayons déterminé chez deux enfants un âge mental équivalant à huit ans. Avec l’aide d’un adulte, l’un résout des problèmes correspondant à l’âge de 12 ans, tandis que l’autre ne peut résoudre que des problèmes correspondant à l’âge de 9 ans. C’est précisément cette différence qui définit la zone prochaine de développement. Elle est de 4 pour le premier enfant et de 1 pour le second. Ainsi, la zone prochaine de développement d’un élève est pour Vygotski « l’élément le plus déterminant pour l’apprentissage et le développement ». Car « ce que l’enfant sait faire aujourd’hui en collaboration, il saura le faire tout seul demain »[32].
En somme, la zone proximale de développement se situe entre la zone d’autonomie (je peux le faire seul) et la zone de rupture (je suis incapable de le faire sans aide). La zone proximale de développement est définie comme la zone où l’élève, avec l’aide de ressources extérieures, est capable d’exécuter une tâche. L’élève considère le défi comme réaliste et la tâche à réaliser devient mobilisatrice.
L’enseignant doit donc veiller à proposer des situations d’apprentissage qui évitent soit de se retrouver en zone de rupture (trop difficile), soir en zone d’autonomie (trop facile). Il lui faudra différencier les contenus, les structures et proposer des situations d’apprentissage diversifiées visant la zone proximale de développement de chaque élève.
Respecter la zone proximale de développement des élèves est donc fondamental pour permettre à chacun de progresser et donc, d’être capable d’apprendre. Cela nécessite, évidemment, de pratiquer une pédagogie différenciée, et de mettre en place des pratiques pédagogiques telles que, par exemple, celles décrites plus haut dans le texte.
Conclusion
Le chemin vers l’école inclusive implique avant tout de croire en les capacités de tous ses élèves. Il n’en est aucun qui ne soit capable d’apprendre et ce, même les plus fragiles (enfants de milieux défavorisés, enfants malades, enfants avec un ‘dys’ ou encore enfants ayant une déficience intellectuelle).
C’est donc bien à nous, enseignants, à tout mettre en œuvre pour leur permettre d’apprendre et d’apprendre avec les autres. Pas nécessairement au même rythme, mais bien avec la même qualité d’apprentissage. Bloom l’a démontré, ce qui différencie les élèves, ce n’est pas leurs capacités d’apprendre, mais leur vitesse d’apprentissage.
Piaget éclaire le chemin de l’éducabilité : Les enfants doivent reconstruire les idées, les concepts ou encore les théories qui paraissent évidentes aux adultes. Piaget nous a aidé à nous convaincre que tout s’apprend ou mieux, que tout se construit. Bloom, a démontré à son tour, grâce à la pédagogie de maîtrise, que ce qui différenciait principalement les enfants étaient, non leurs compétences intellectuelles, mais leur vitesse d’apprentissage. Tous peuvent donc bien apprendre et apprendre les mêmes choses, mais à des vitesses différentes.
Enfin, Vygotski nous montre le chemin pour y arriver. C’est en respectant la « zone proximale de développement » de chaque enfant, qu’un enseignant adhérant au postulat d’éducabilité, parviendra à les faire acquérir les savoirs qu’il doit leur transmettre.
C’est aussi parce
que nous postulons que tous les enfants peuvent apprendre, que nous pourrons
accueillir tous les élèves, même ceux que la vie a privé d’une partie de leurs
capacités intellectuelles. Car une école n’est inclusive que si elle accueille tout
le monde et que tout le monde apprend ensemble, au-delà de ses
différences.
[1] Communauté française de Belgique est l’appellation constitutionnelle de la « Fédération Wallonie-Bruxelles » qui regroupe les francophones vivant à Bruxelles et en Wallonie.
[2] Ceci concerne les élèves ‘ordinaires’, c’est-à-dire n’ayant aucune déficience intellectuelle. Pour ces derniers, le Postulat d’éducabilité reste de mise : ils sont tous capables d’apprendre, mais sans doute pas autant que les autres. Pour ces enfants, les objectifs seront modifiés et adaptés à leurs compétences au travers d’un Plan Individuel d’Apprentissage et le but ne sera plus nécessairement d’arriver à une certification. L’importance sera mise sur l’apprendre ensemble (enfants ‘ordinaires’ ET enfants ‘avec une déficience intellectuelle’).
[3] https://soirmag.lesoir.be/244435/article/2019-08-28/le-prince-gabriel-change-decole
[4] = dotés d’humanité.
[5] Régime politique de l’histoire de France qui prévalait durant les deux siècles antérieurs à la Révolution française
[6] Nico Hirtt. L’Ecole et le Capital: deux cents ans de bouleversements et de contradictions. L’école démocratique, Aped, 2013.
[7] Wade, John. History of the Middle and Working Classes. Wilson, 1835
[8] Terral, Hervé. Les Savoirs Du Maître. Editions L’Harmattan, 1998, cité par Hirtt, ibid.
[9] Du 18 mars 1871 au 28 mai 1871
[10] En 1864, des ouvriers publient le manifeste des Soixante, qui réclame la liberté du travail, l’accès au crédit et la solidarité. La loi sur la liberté de la presse de 1868 a permis l’émergence publique de revendications économiques anticapitalistes (« nationalisation » des banques, des assurances, des mines, des chemins de fer…). Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Commune_de_Paris_(1871)
[11] Cité par Edwy Pénel dans Le Monde du 14 septembre 1980, lui-même cité par Hirtt, Les trois axes de la marchandisation scolaire, 2001
[12] Un appareil idéologique d’État apparait comme une superstructure, une formation que l’on pourrait qualifier de « psycho-sociale » du fait qu’elle a pour but d’inculquer des « façons de voir », d’évaluer les choses, évènements et relations des classes sociales entre elles (institution scolaire, religion, famille, syndicats, sport, mass media, etc.). Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Appareil_id%C3%A9ologique_d%27%C3%89tat
[13] Philippe Meirieu, https://www.youtube.com/watch?v=ugocCSf74r4
[14] Le progressisme est une tendance politique favorable aux réformes sociales et économiques, en opposition au conservatisme. En tant que philosophie, le progressisme se fonde sur le progrès social et l’idée que les avancées en matière de science, technologie, développement économique et l’organisation sociale sont vitaux à l’amélioration de la condition humaine (Wikipedia).
[15] La solution est simple : il suffit de supprimer les poubelles en créant une société zéro déchets. Des mouvements citoyens s’y emploient déjà. Mais il resterait le problème de tous ces boulots de « pauvres » : facteur, ouvrier, agent de quartier, chauffeur, machiniste, … I
[16] Meirieu Philippe 2104, https://www.youtube.com/watch?v=ugocCSf74r4
[17] Quand je parle de « faire réussir », je ne parle pas de « donner des points », mais de transmettre tous les savoirs, toutes les connaissances de « base » à tou.te.s les élèves. Et cette « base » doit être la plus élevée possible. Nous devons avoir des exigences élevées pour tout ce que nous transmettons aux élèves. Notons que pour les enfants ayant une déficience intellectuelle et qui seraient présents dans nos classes (où c’est pleinement leur place), les connaissances de bases seront les plus élevées possible, mais en fonction de leurs capacités d’apprentissage. Pour ces élèves-là, la certification n’est pas toujours une priorité. Mais, si nous y arrivons, alors tant mieux.
[18] Victor était un enfant trouvé dans les bois près de Rodez (France). Il était nu, vivait comme un animal en mangeant des baies sauvages. Itard a décidé de l’éduquer, alors que tout le monde pensait que Victor était débile de nature. Itard va postuler que ce n’est pas le cas et va passer plusieurs années de sa vie à tenter d’éduquer Victor. Victor ne parlera jamais mais va progresser considérablement, se socialiser et même entrer en communication avec les autres alors que cela lui était radicalement impossible. Jean Itar a démontré qu’un enfant considéré comme débile, sans éducation, peut apprendre, progresser et se socialiser. Pour comprendre cette belle aventure, on peut aussi voir ou revoir le film de François Truffaut « L’enfant sauvage ».
[19] Jean William Fritz Piaget, 1896-1980 à Genève, biologiste, psychologue, logicien et épistémologue suisse connu pour ses travaux en psychologie du développement et en épistémologie.
[20] Cognition : Ensemble des structures et activités psychologiques dont la fonction est la connaissance, par opposition aux domaines de l’affectivité. Larousse 2019
[21] Philippe MEIRIEU., Le choix d’éduquer : éthique et pédagogie. Paris : E.S.F., 1991, p. 25.
[22] Philippe Meirieu, 2008, Le pari de l’éducabilité
[23] Le terme « pédagogie active » est un pléonasme. La pédagogie inactive n’existe pas. Cependant, le terme « pédagogie » est galvaudé dans les écoles méritocratiques qui prétendant en faire, alors qu’elles sont essentiellement dans le frontal et donc la mise en compétition qui, plutôt que de faire apprendre les élèves ensemble, les met en concurrence. Voilà pourquoi, on en est à devoir toujours préciser « pédagogie…. active », chaque fois que l’on parle, simplement, de pédagogie.
[24] https://www.meirieu.com/DICTIONNAIRE/educabilite.htm
[25] Tommy Terraz et Amandine Denimal, « Construire la relation éducative : postulat d’éducabilité, bienveillance et altruisme », Questions Vives [En ligne], N° 29 | 2018, http://journals.openedition.org/questionsvives/3409
[26] Crahay Marcel 1997 « Une école de qualité pour tous », Bruxelles, Labor.
[27] De Ribaupierre, A. et L. Rieben (1996), « Piaget’s Theory of Human Development », E. De Corte et F.E. Weinert (éd.), International Encyclopaedia of Developmental and Instructional Psychology, Elsevier Science, Oxford, RU, pp. 97-101.
[28] Marcel Crahay, 1997, Une école de qualité pour tous, Bruxelles, Labor.
[29] Lev Vygotski (1896-1934) est un pédagogue psychologue biélorusse puis soviétique, connu pour ses recherches en psychologie du développement et sa théorie historico-culturelle du psychisme.
[30] Le béhaviorisme, behaviorisme ou comportementalisme est un paradigme de la psychologie scientifique selon lequel le comportement observable est essentiellement conditionné par des réflexes conditionnés.
[31] Ou « zone de proche développement »
[32] Jacques Lecomte, 1998, Lev Vygotski (1896-1934). Pensée et langage, Sciences Humaines Mars 1998
[1] https://www.meirieu.com/DICTIONNAIRE/educabilite.htm