L’école a existé sans la note pendant des siècles jusqu’à ce que les  Jésuites[1] créent un peu partout leurs Collèges avec, pour objectif l’émergence d’une jeunesse instruite et disciplinée, apte à assumer des responsabilités de « leadership ». Au XVIe siècle, Ignace de Loyola, en fit l’instrument de la reconquête catholique (la Contre-Réforme) afin de contrecarrer l’expansion protestante sur l’un de ses terrains de prédilection: l’accès aux savoirs, religieux et laïques. Ces écoles se veulent élitistes. Il s’agit de privilégier les plus méritants et d’éliminer les autres. Il s’agira donc d’élaborer un système obligatoirement sélectif.

Pour créer l’émulation – et donc la compétition – ils vont tester différents procédés. Les collèges sont régis par un code, le Ratio studiorum, qui pose comme principe que l’enseignant se doit de favoriser une honnête émulation qui fera effet de grand aiguillon pour l’étude. Les collèges vont commencer par élaborer tout un système complexe de récitations, compositions, « disputes », concours, prix, joutes, devoirs écrits, révisions quotidiennes, mensuelles, trimestrielles et annuelles. Les élèves sont placés dans des groupes hiérarchisés, placés en situation de concurrence perpétuelle[2].   

Chez les Jésuites (…), les élèves étaient divisés en deux camps, les Romains d’une part et les Carthaginois de l’autre, qui vivaient pour ainsi dire sur le pied de guerre, s’efforçant de se devancer mutuellement. Chaque camp avait ses dignitaires. En tête du camp, il y avait un « imperator », appelé aussi dictateur ou consul, puis venaient un préteur, un tribun et des sénateurs. Ces dignités, naturellement enviées et disputées, étaient attribuées à la suite d’un concours qui se renouvelait chaque mois. D’un autre côté, chaque camp était divisé en décuries, comprenant chacune dix élèves, et commandée par un chef nommé décurion et pris parmi les dignitaires dont nous venons de parler. Ces décuries ne se recrutaient pas indifféremment. Il y avait entre elles une hiérarchie. Les premières comprenaient les meilleurs élèves, les dernières les écoliers les plus faibles et les moins laborieux. Et ainsi, de même que le camp dans son ensemble s’opposait au camp adverse, dans chaque camp chaque décurie avait dans l’autre sa rivale immédiate, de force sensiblement égale. Enfin, les individus eux-mêmes étaient appariés, et chaque soldat d’une décurie avait son émule dans la décurie correspondante. Ainsi le travail scolaire impliquait une sorte de corps à corps perpétuel (…). A l’occasion, le maître ne devait pas craindre de mettre aux prises des élèves de force inégale. Par exemple, on faisait corriger le devoir d’un élève plus fort par un élève moins fort « afin que ceux qui ont fait des fautes en soient plus honteux et plus mortifiés » (…). C’est grâce à ce partage entre le maître et les élèves qu’un professeur pouvait diriger sans trop de difficulté des classes qui atteignaient parfois deux cents et trois cents élèves[3].

Au début, les maîtres comptaient les fautes et ordonnaient les copies selon le mérite. Ils transmettaient par correspondance ces résultats, parfois laconiques, aux familles. Voici par exemple le bulletin obtenu en 1780 par un interne du collège royal de Cahors (Compère, 1985):

Moeurs et religion: excellentes

Caractère: excellent, trop timide

Place sur 52 écoliers (novembre, décembre, janvier):

Thème: 27e, 39e, 35e, 26e

Version: 13e, 30e, 14e

Vers: 44e, 26e

Ces indications de rang vont être progressivement remplacées par des appréciations chiffrées : Au collège de Caen, on optera pour une échelle à 4 niveaux : 1 = bien; 2 = assez bien; 3 = médiocre; 0 = mal. En fin d’année, les classements permettront de distinguer « le bon grain de l’ivraie » : Les « optimi » seront promus dans la classe supérieure, au contraire des « inepti ». Les « dubii » seront admis dans la classe suivante, mais à l’essai et à conditions.

Les jésuites ont ainsi inventé le favoritisme encore en vogue dans nos écoles élitistes : les « dubii » (doubleurs) restent en principe dans leur classe, sauf si la famille insiste ou si des « personnages considérables » interviennent en leur faveur. C’est en 1890 que sera officialisée, en France, l’échelle de notation des compositions de 0 à 20, seulement dans le secondaire pour les compositions trimestrielles et le baccalauréat. Elles ne sont en revanche pas obligatoires en classe, tout au long de l’année, où les professeurs font comme ils veulent. L’idée fondamentale à l’époque est de noter les compositions pour pouvoir décerner des prix. Il s’agit donc de faire des moyennes pour départager les gagnants[4].

L’Etat français, en se substituant aux collèges religieux, va poursuivre le même objectif, former les élites bourgeoises sur la base de leur mérite. Les hyènes ne se mangent pas entre elles… et perfectionner la notation. Chaque cohorte va donc être « notée » et ces notes découlent du découpage imaginé par les Jésuites. Les « rangs », les « notes », les « grades » participent tous d’une sélection des élèves, les plus hautes notes étant attribuées aux élèves les plus « méritants », alors que les notes les plus basses seront attribuées aux « médiocres, insuffisants ou mauvais ».

Les « bons » élèves siègeront au banc d’honneur[5], tandis que les cancres seront relégués au banc de la honte ou au « coin ». En fin d’année, ils étaient – et sont toujours – condamnés à un infâme redoublement. Mais le maître avait-il d’autres solutions, dans des classes qui pouvaient compter jusque 200 élèves ? C’est à ce prix que la République française a pu scolariser des millions d’enfants qui ne l’étaient pas auparavant.

Notre histoire, en Communauté française, mais aussi notre école a toujours été et est toujours fortement influencée par ce qui se passe outre-Quiévrain. L’école française, encore aujourd’hui, a les mêmes faiblesses que la nôtre et les médias n’aidant pas, les professeurs belges se dédouanent de leurs pratiques de sélection et du taux de redoublement parce « qu’on a toujours fait ainsi ». Le « on », c’est la France et les images qu’elle nous renvoie de son propre système scolaire. Relisons « Le Petit Nicolas[6] » ou plus récemment « L’élève Ducobu[7] » mais aussi les films qui parlent de l’école en la montrant sous l’aspect sélection, ou incompétence des élèves (Rappelons-nous la série des Sous-doués, Mauvais élèves, Les Profs, Le Maître d’école, Le plus beau métier du monde, …). Car non, « on » n’a pas toujours fait ainsi…

Depuis la Révolution française, les hiérarchies sociales ne sont plus basées sur la naissance mais sur le mérite. Du moins, c’est ce que l’Ecole voudrait nous faire croire. On sait, cependant que celle-ci discrimine les élèves essentiellement sur base des origines sociales.

D’ailleurs, l’idéologie républicaine a fait long feu. C’est Octave Gérard[8] qui, sous Napoléon III a mis en place un modèle d’école que nous connaissons encore aujourd’hui en Belgique, qui a ensuite été repris et généralisé à partir des années 1880 par Jules Ferry. « La note sur 20 est choisie dans le secondaire car plus pointue que la note sur 10 du primaire. Les résultats sont théâtralisés et deviennent un moyen de discipline alors jugé très efficace. La mauvaise note est d’ailleurs une punition autorisée, au même titre que la retenue ou les devoirs. »[9]

En 1868, Octave Gérard crée un cursus divisé en trois cycles de deux ans chacun (élémentaire, moyen et supérieur). Octave Gréard impose dans tous les cours l’enseignement simultané[10]. Le passage d’un cours à l’autre est alors déterminé par des examens de passage. Dès lors, un élève peut rester 4 ou 5 années durant dans le cours élémentaire. Les passages de classe en classe font office de sélection de telle sorte que seuls les meilleurs atteignent le cours supérieur, puis le certificat d’études. En 1888, seulement 30 % des élèves parviennent à terminer leur cursus sans redoublement. Comme quoi, l’école d’aujourd’hui n’a rien inventé et nous reproduisons les mêmes croyances que ces ancêtres de l’école obligatoire.

Même si, dans les années qui ont suivi, l’objectif de régression de l’analphabétisme a fait massivement diminuer le redoublement, la répartition des élèves par classe est restée inégale au début du XXe siècle. Les cours élémentaires regroupaient les élèves qui n’avaient « pas assimilé les bases »[11]

Sous Jules Ferry[12], si la scolarité devient obligatoire, les passages de classe en classe sont filtrés de telle sorte que seuls les meilleurs atteignent le cours supérieur et le certificat d’études. L’école républicaine tend à privilégier la scolarité des « meilleurs », ceux qui sont issus des meilleures familles. Les tensions avec les parents ne datent pas d’hier. A l’époque déjà, les familles s’insurgeaient sur le choix des élèves présentés aux examens du certificat d’étude primaire, l’école ne s’intéressant qu’à ses « bons » élèves et délaissant déjà les autres.

Le processus d’industrialisation en cours en Europe va entraîner une énorme demande de main d’oeuvre. Le système scolaire va devoir répondre à cette demande et préparer les élèves à assumer différentes fonctions sociales tributaires de leurs compétences professionnelles et donc de leurs mérites individuels[13] : la sélection des élites sera un des principaux facteurs qui vont influencer durablement les pratiques d’évaluation.

L’évaluation notée a donc été pensée pour pratiquer une sélection entre les élèves, dans un objectif de formation d’« élites ». Nous en sommes toujours là aujourd’hui et, même si les professeurs n’en sont pas conscients (il suffirait pourtant qu’ils ouvrent leur ordinateur et s’intéressent un tout petit peu à la docimologie), ils participent à l’amplification des inégalités sociales. Il s’agit déjà bien d’un modèle scolaire qui tire vers le haut les plus « forts » et ignore les plus « fragiles ».

Les notes, une question qui se pose depuis longtemps


[1] Lire Qui a eu cette idée folle un jour d’inventer [les notes à] l’école ? Olivier MAULINI, Enseignement primaire, Genève. Texte édité par l’association Agatha, en marge des deux débats organisés le 29 février 1996: Abolir la note à l’école: Quels effets ? & Des notes à l’école, pour quoi faire ?

[2] Emile Durkheim voit dans cette machinerie classificatoire l’une des sources du génie national français.

[3] Durkheim, Emile (1938). L’évolution pédagogique en France, Paris, PUF (Quadrige). P 298-299.

[4] Claude Lelièvre, l’historien de l’éducation in Supprimer les notes, «c’est le contraire du laxisme» – Le Figaro, 11/12/2014.

[5] Les bancs à l’avant de la classe, près du maître.

[6] Le Petit Nicolas, Sempé & Goscinny. Paris : Denoël, 1960, 120 p. et livres suivant…

[7] Ducobu des belges Zidrou (scénario) et Godi (dessins), 1992, repris par le cinéma… français.

[8] Octave Gréard, 1828-1904 est un pédagogue français. Il a élaboré en 1868 une nouvelle organisation des écoles primaires en trois cycles de deux ans chacun (cours élémentaire, cours moyen et cours supérieur) aboutissant au certificat d’études.

[9] Diane Galbaud, Une pratique toujours en vogue, malgré les critiques, in Le monde de l’éducation n°344, dossier « Que valent les notes ? », Février 2006.

[10] L’enseignement, dans sa forme la plus générale, peut être individuel, mutuel, ou simultané. L’enseignement simultané consiste, comme mode, à ordonner l’école de manière que tous les élèves ou du moins une partie notable des élèves puissent recevoir ensemble l’enseignement sur les diverses parties du programme. http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3642

[11] Jérome Krop, La méritocratie républicaine : élitisme et scolarisation de masse sous la IIIe République, Presses universitaires de Rennes, 2014

[12] Jules Ferry est l’auteur des lois restaurant l’instruction obligatoire et gratuite. Il est ainsi vu comme le promoteur de « l’école publique laïque, gratuite et obligatoire ».

[13] Barbier, J-M (1983). Pour une histoire et une sociologie des pratiques d’évaluation en formation, Revue française de pédagogie, n°63, pp.47-60.

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